Musique, cerveau et perception sociale

Dès la fin du XIXème siècle, les observations cliniques en neurologie ont suggéré que le cerveau humain présente une réponse singulière à la musique. Depuis lors, de nombreux travaux en neuroscience de la musique ont entrepris d’identifier les zones du cerveau qui traitent de cet art, tout en précisant leur rôle respectif dans la perception, la mémoire, les émotions et le vécu social.

Si l’on cherche à comprendre les mécanismes neuraux par lesquels la musique influence notre manière de nous rapporter aux autres, c’est bien parce que cet art a toujours eu une influence sociale non négligeable.

Bref aperçu historique de l’influence sociale de la musique

Il est établi que la musique a existé dans toutes les sociétés. Que ce soit dans le travail, les cérémonies de toutes sortes, les rassemblements communautaires, etc., la musique accompagne l’homme depuis les temps primitifs. D’après Bernhardt, il y a dans les ouvrages historiques de Su Ma t’sien (1er siècle av. J.C.) des récits racontant que les notes justes agissent de façon bénéfiques sur la conduite des hommes.[1]

À la Renaissance, on tenta d’établir des correspondances entre les tempéraments humains et les modes musicaux, c’est-à-dire entre les principales échelles musicales et les tempéraments humains en relation avec l’astrologie. [2]

Depuis les débuts de la modernité, la recherche scientifique s’appesantit de plus en plus sur les effets physiologiques dus à la musique ou à des stimuli sonores. Grâce aux diverses techniques et appareils des neurosciences, il a ainsi été établi la dimension neurochimique de la musique.

 

Mise en évidence de l’aspect neurochimique de la musique

Dans l’étude des rapports entre musique, cerveau et perception du lien social, les neurosciences contemporaines poursuivent les travaux des anatomistes de la Renaissance. À partir des nouvelles techniques d’imagerie cérébrale et d’électro-encéphalographie, on peut observer les effets de la musique sur le cerveau et même les quantifier.

Pour apporter des preuves solides concernant les liens entre cerveau, musique et lien social, les scientifiques ont d’abord observé les patients présentant des lésions cérébrales. Il se trouve alors que les activités musicales, quelles qu’elles soient, déclenchent toute une série d’opérations dans le cerveau.

Dans une étude récente, des chercheurs du CNSMD de Lyon ont notamment démontré que l’audition régulière de musique induit le développement de particularités neuro-anatomiques, fonctionnelles et métaboliques. La musique induit alors dans le cerveau la sécrétion d’hormones, véritables catalyseurs de nos représentations mentales et de nos comportements. Le cerveau est donc un organe véritablement mélomane.

 

Au cœur du “cerveau mélomane”

Lorsqu’un son musical parvient à notre cerveau via le tympan, un vaste réseau cérébral est requis pour le traitement de l’information. Ce réseau implique à la fois les zones de l’hémisphère droit et de l’hémisphère gauche.

Dans l’hémisphère gauche, les aires auditives sont spécialisées dans l’analyse temporelle du son. Dans l’hémisphère droit, elles assurent le traitement spectral, c’est-à-dire de l’étendue sonore (hauteur et timbre des sons). C’est ainsi que le cortex auditif, localisé dans la partie supérieure du lobe temporal, contribue à la transformation de l’énergie acoustique en un percept musical (mélodie, harmonie et rythme).

Par la suite, les aires auditives aidées par les autres régions du lobe frontal, contribuent à la fixation des processus attentionnels et mnésiques associés à l’écoute musicale. Cela conduit alors à la formation de représentations mentales des musiques entendues. Celles-ci sont stockées dans un « répertoire musical » situé dans le cortex temporal. Le circuit est le suivant :

stimulus musical → énergie physique (mesurable en décibels) → récepteur sensitif (organe de sens, l’oreille) → transmission nerveuse (influx nerveux) → Cortex → sécrétion des neuromédiateurs → action sur les organes (pancréas, cœur, poumons, reins, etc.) → volition – comportement. 

Ce processus entraîne la réaction psychologique qui détermine notre manière de concevoir notre agir en société.

D’après ce schéma, l’homme cherche une signification à ce qu’il entend en faisant une prise de conscience d’une réalité extérieure (la musique). Sous l’effet de la sécrétion hormonale qu’elle provoque, le sujet transforme ce qu’il entend en interprétation suggestive et comportementale. Professeur de neuropsychologie à l’Université de Caen, Hervé Platel fait savoir qu’« écouter une œuvre musicale crée dans le cerveau une “symphonie neuronale” mettant en jeu les quatre lobes cérébraux, le cervelet ou encore l’hippocampe… »[3].

Cette observation a été confirmée par Emmanuel Bigand, Professeur de psychologie cognitive (Université de Bourgogne) :  « La musique pénètre dans notre corps par les voies auditives et nous sommes tout simplement obligés de donner du sens au signal sonore. Cette interprétation se fait à une vitesse extrêmement importante – 250 millièmes de seconde d’un stimulus sonore suffit à notre cerveau à se synchroniser. »[4]

 

Les principales modifications biochimiques induites par la musique dans le cerveau

Puissant stimulus, la musique entraîne une série de modifications dans le cerveau. Emmanuel Bigand rapporte des résultats d’enquêtes qui confirment la grande influence de la musique sur le cerveau. En effet, il souligne que 75% de témoins rapportent avoir ressenti le fameux “frisson musical” à l’écoute d’un morceau pas nécessairement familier.

Cela montre que la musique permet l’activation d’un grand nombre de neurotransmetteurs qui participent de notre humeur. Nous avons entre autres : la Beta endorphine (effet analgésique), le cortisol (éveil, résistance au stress, humeur), la dehydroenpiandrosterone (hormone de jouvence), l’interleukine (thermorégulation), les hormones de croissance, l’estradiol (maintien de la fertilité et des caractères sexuels secondaires), les neutrophiles et lymphocytes immunoglobulines A (système immunitaire), la sérotonine (sommeil, agressivité, goûts alimentaires et sexuels).

Il se produit alors une vraie tempête physiologique et biochimique. Par l’effet de synchronisation, la musique peut provoquer la modification du rythme cardiaque ou respiratoire, faire baisser ou augmenter la pression sanguine, etc., tout cela en raison de l’action catalysatrice des neuromédiateurs sécrétés à partir de l’écoute musicale. C’est en vertu de ces modifications physiologiques que notre perception du lien social est directement impactée.

 

De la mélodie cérébrale au cerveau social

Selon les études réalisées jusqu’ici, pas moins de 8 mécanismes de traitement d’un signal sonore sont impliqués dans l’expérience musicale. Pour la plupart, ces mécanismes sont activés simultanément. Il s’agit notamment du traitement sensoriel et perceptif, l’entraînement rythmique, la contagion émotionnelle, le jugement esthétique…etc. Ce sont ces mécanismes qui déterminent notre perception du lien social.

Les hormones ou neurotransmetteurs sécrétés par le cerveau (précisément au niveau du complexe hypothalamo-hypophysaire) au contact de la musique vont investir les zones corticales du lobe frontal et préfrontal. La particularité de ces régions du cortex cérébral est de conditionner le vécu psychologique du sujet, et partant de déterminer ses sentiments et attitudes sociaux.

Le cortex orbito frontal est fondamental dans la capacité à aimer et à éprouver de l’empathie, dans le vécu et la régulation des émotions, dans la prise de décision et dans le sens éthique. Il est ainsi compétent dans la régulation des comportements émotionnels et sociaux.

Le cortex préfrontal permet de se calmer, de prendre les bonnes décisions face à nos émotions. Par lui, nous régulons les émotions fortes et les impulsions, nous analysons clairement et calmement ce qui nous arrive, nous évaluons ce qu’il convient de faire ou pas.

En résumé, la musique active le cortex orbito frontal et le cortex préfrontal, après une inférence sur les neurotransmetteurs. Ces zones corticales sont indispensables à la manifestation et à la régulation de nos émotions et de nos jugements des situations et événements. C’est précisément par ce mécanisme musical dans nos circuits neuronaux que notre être social est impacté par la musique.

À propos de cet impact de la musique sur les neurotransmetteurs et par ricochet sur notre perception du lien social, Emmanuel Bigand a fort bien déclaré dans une boutade assez évocatrice : « Le cerveau est la meilleure pharmacie qui soit, mais personne ne sait où est le pharmacien. »

 

Bibliographie

CHANDA, M.L. and LEVITIN, D.J (2013) : « The neurochemistry of music », Trends in Cognitive Sciences 17 (4), pp. 179-193.
FUKUI, H. and TOYOSHIMA, K. (2008) : « Music facilitate the neurogenesis, regeneration and repair of neurons ». Medical Hypotheses, 71 (5), pp. 765-769
KIMURA, D. (1964). “Left-right differences in the perception of melodies”, Quarterly Journal of Experimental Psychology, 16, 355-358.
KRAUS, D. and CHANDRASEKARAN, K. (2010) : « Music training for the development of auditory skills ».
L’ATRIUM, REVUE ELECTRONIQUE DU CNSMD DE LYON, Vers la compréhension des modifications physiologiques et neuro-anatomiques induites par la pratique musicale. Apport des études scientifiques, http://www.cnsmd-lyon.fr/category/fr-2/la-recherche/cahiers-de-la-recherche
LACHAT, J. (1981). Musicothérapie. Montréal: Éditions Guérin.
LECHEVALIER, Bernard, PLATEL, Hervé & EUSTACHE, Francis (2010) : Le Cerveau Musicien : Neuropsychologie et psychologie cognitive de la perception musicale. Éd. De Boeck. https://www.cairn.info/le-cerveau-musicien-htm
Nature Reviews, Neuroscience, 11 (8), pp. 599-605.KANDURI, C. et al. (2015) : « The effect of listening to music on human transcriptome ». PeerJ, 3:e830; DOI 10.7717/peerj.830.Bermudez et Zatome, 2005.
SAMSON, Séverine, « Cerveau et musique », Encyclopaedia Universalis [En ligne] consulté le 13 juillet 2020. URL : https://www.universalis.fr/encyclopedie/cerveau-et-musique/

 

Notes et références

[1] Bernhardt, 1990, Les secrets de la musique de l’âme, Ste-Adèle (Québec), Les Éditions et Disques Imagine

[2] Moyne et Larpin, 1988, La musique pour renaître, Paris, Desclée de Brouwer.

[3] Hervé Platel , extrait de la Conférence organisée par Radio France sur le thème « Musique et Cerveau », cité par Suzana Kubik, « L’émotion de la musique décryptée. D’où vient le frisson musical ? » [En ligne]. francemusique.fr, consulté le 13 juillet 2020.

[4] Emmanuel Bigand, cité par ibid.

Laisser un commentaire

 
 / 

S'identifier

Envoyer le message

Mes favoris